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Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Cours en 1re G sur "Alcools" d'Apollinaire (3)

Publié par Le vicomte sur 23 Avril 2021, 10:25am

  • L’Alexandrin 7//510 Césure enjambante 7//5

    Rappel La césure entre la 6e et la 7e n’est pas possible. La césure entre la 7e et la 8e syllabe passe entre l’avant-dernière et la dernière syllabe d’un mot, cette dernière étant féminine et prononcée devant consonne (XXXXXXX//xe C…)11.

    MERLIN ET LA VIEILLE FEMME v. 35

    « Et d’effrayer les fantô//mes avant-coureurs »

    6 7

    Ò Le découpage en 6//6 est impossible, la 6e étant atone. Le découpage en 7//5 est possible, au prix d’une césure enjambante (notée ici). Une scansion en trimètre (4/4/4) est aussi possible, au prix cette fois d’une coupe lyrique (cf. ci-après).

    LE LARRON v. 36 (ou 4/4/4 avec coupe lyrique) Les Femmes v. 29 (ou 4/4/4 avec coupe lyrique)

    LES FIANÇAILLES I v. 6 (ou 4/4/4 avec coupe lyrique)

     

    L’Alexandrin 5//7 PALAIS v. 30

    « Puis les marmitons apportèrent les viandes »

    5    6   7    8

    Ò La scansion 6//6 n’est pas possible (la 6e est atone).

    Ò La scansion 7//5 n’est pas possible (la 7e est atone)

    Ò La scansion 4/4/4 n’est pas possible (la 4e est atone)

    Ò La seule scansion possible est en 5//7 et elle correspond parfaitement à la syntaxe.

     

     

    • De ces règles classiques, il découle qu’un nombre restreint de possibilités était offert, tant que leurs contraintes s’imposaient, et que le rythme tendait à être souvent le même. C’est pour remédier à ces défauts que la poésie moderne a contrevenu à ces interdictions.
    • On peut considérer qu’est moderne un poète qui joue de ces possibilités (logiques somme toute) qui jusque-là étaient exclues. Il s’agit alors de considérer le vers comme une donnée arithmétique. Comme le dit joliment Paul Valéry en 1936 (Variété III « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé ») « La Syntaxe, qui est calcul, reprenait rang de Muse. ».

     

    • Autre élément essentiel de la règle classique, la syntaxe devait correspondre à la métrique. Cela signifie qu’aucun groupe syntaxique ne devait déborder au-delà d’une césure. C’est à partir du XIXe siècle que cette règle va être progressivement dénoncée.
    • Nous lui devons l’alexandrin trimètre (4/4/4), par exemple, dû à Victor Hugo. Mais celui-ci pouvait être considéré comme un 6//6 à discordance entre la syntaxe et la métrique. Ce n’est

     
     
     

     

    10 Le 7//5 avec césure lyrique (xe// C) correspond à un 6//6 à césure enjambante (//xe C) qu’on n’aurait pas choisi. C’est la raison pour laquelle il n’est pas représenté (n’étant considérés comme 7//5 que les vers le 6//6 est impossible).

    11 Une diction plus syntaxique est possible, dans ce vers, en 7//5, mais elle suppose alors une césure lyrique, cf. après. Dans l’absolu, le découpage 6//6 n’est pas impossible cela dit.

     

    que tardivement, chez Verlaine par exemple, qu’on trouve des trimètres réels qui ne sont pas des 6//6.

     

     

     

    L’Alexandrin 4/4/412 LE BRASIER 3 v. 6

    « Quand bleuira sur l’horizon la Désirade »

    4           6 7

    Ò Le découpage en 6//6 n’est pas possible (6e atone).

    Ò Le découpage en 7//5 n’est pas possible (7e atone)

    Ò Le découpage en 5//7 serait possible mais syntaxiquement aberrant (préposition en fin de groupe rythmique).

    Ò Le seul découpage possible est en 4/4/4. Le vers n’est donc pas césuré. C’est la seule syntaxe qui en commande la scansion. C’est une création moderne.

     

    Autres exemples PALAIS v. 1, 22, 41 LA PORTE v. 6

    MERLIN ET LA VIEILLE FEMME v. 25, 44, 59

    LE LARRON v. 77, 81

    L’ERMITE v. 88, 96

    Les Femmes v. 1, 30 (mais 8/4 meilleur) LES FIANÇAILLES 1 v. 8

     

    Ò Comme on le voit, les libertés prises avec la doctrine classique ne sont pas si modernes qu’on le croit. Si Malherbe avait édicté cette doctrine au début du XVIIe siècle, c’est précisément que ces libertés avaient déjà été prises. Les poètes du XIXe siècle ne feront que les réutiliser.

    Ò Au-delà de l’oubli de la métrique, c’est l’importance de la syntaxe (nombre de syllabes par groupe syntaxique) donc de la cohérence sémantique et grammaticale de l’énoncé qui refait surface. La scansion de l’alexandrin s’appuie alors sur les choix du poète.

  • … et le vers libéré
    1. Les discordances entre la métrique et la syntaxe
  • Pour comprendre le vers libre, ou plutôt le vers libéré, il faut repartir du vers métrique.

La tradition nous a légué des mètres, schémas de production des vers, acceptés par le grand nombre. Comme nous l’avons vu, les contraintes qu’elle nous a imposées portaient sur le statut du e caduc, sur les doubles phonèmes vocaliques et sur la présence d’un temps de suspension majeur entre les 6e et 7e syllabes. Il s’y ajoutait une contrainte syntaxique concernant la répartition des constituants de phrase dans le vers, qui devait respecter les césures (initiale, médiane, finale).

  • Comme d’autres avant lui, Apollinaire construit des vers métriques présentant des discordances. Ainsi dans « Palais » v. 26-27

« [On entra dans la salle // à manger] [les narines Reniflaient une odeur // de graisse et de graillon] »

  • Les deux vers contiennent deux propositions (deux verbes conjugués).

 
 
 

 

12 Nous ne tenons compte ici que des alexandrins qui ne peuvent pas se découper en 6//6 ni en 7//5. Les autres ne sont qu’une deuxième scansion du 6//6 avec discordance entre syntaxe et métrique (par exemple : XXXX [XX//XX] XXXX, qui métriquement est scandé 6//6, et syntaxiquement 4 / [4] / 4). Cet alexandrin 4/4/4 se distingue aussi du 7//5 à césure enjambante qui peut être scandé en 4/4/4 avec une coupe lyrique (cf. MERLIN ET LA VIEILLE FEMME v. 35).

 

  • Dans la première, le complément de localisation (« dans la salle ») est coupé en deux par la césure. Ce débordement au-delà de la césure est un rejet interne.
  • Dans la seconde, le sujet est séparé du verbe par la césure finale, sous la forme d’un contre-rejet externe.

En revanche, le complément déterminatif double (« de graisse et de graillon »), dans cette seconde proposition, atteint la césure finale, donc il n’y a pas discordance mais continuation.

- Ces discordances, fréquentes dans la poésie au XIXe siècle, sont un premier écart vis-à-vis du carcan des règles classiques. On en trouve des exemples relativement nombreux dans le recueil.

Rejet interne (quelques exemples de chaque)

LA PORTE v. 2 « me faire », LE LARRON v. 9

Contre-rejet interne

MERLIN ET LA VIEILLE FEMME v. 8 « …et puis // renaître l’univers », SALOMÉ v. 12 « … se sont // flétris dans mon jardin » Enjambement interne

L’ERMITE v. 87 (« sache // les jeux), SALOMÉ v. 1 (encore // une fois)

Enjambement externe

MERLIN ET LA VIEILLE FEMME v. 1-2 « un ventre // Maternel »

  • Nous avons déjà insisté au sujet des césures enjambantes : elles sont proscrites par Malherbe. Si la césure épique se trouve dans l’épopée médiévale (surtout aux XIIe et XIIIe siècles), elle se fait rare ensuite.

 

    1. Les érèses
  • Autre écart important, c’est le statut des érèses (synérèse et diérèse), qui ne correspond plus à la règle selon laquelle c’est l’étymologie qui les fonde et en exclut les désinences verbales. Cela dit, les spécialistes de la versification ont noté depuis longtemps que cette règle souffrait déjà de nombreuses exceptions. Ainsi, Jean-Michel Gouvard (Université de Bordeaux III), note des flottements sur les mots en -TIEN (soutien, entretien, = synérèses, sans doute parce qu’ils viennent du verbe tenir, où IEN est prononcé en synérèse parce que lié à une terminaison verbale), les verbes en -IER (diérèse avec CONSONNE+ R/L + IER : plier, prier… / synérèse ou diérèse pour les autres : nier, marier…).

Chez Apollinaire, c’est dans les poèmes non métriques que ce problème des érèses se présente. En effet, il peut y avoir des érèses non étymologiques dans un poème métrique (elles sont décidables à partir du contexte isométrique). Mais lorsque le contexte est incertain métriquement, comme dans « Zone », ou

« Vendémiaire », ou « La Loreley », ces érèses créent des incertitudes.

ZONE v. 1 (cas le plus célèbre)

  • « À la fin tu es là de ce monde an+cien / an+ci+en » si diérèse étymologique (anteannus) alors 12-syll, si synérèse, alors 11-syll.
  • Aux v. 5-6, les finales en -ION de religion et aviation devraient présenter une diérèse, mais l’incertitude métrique ne donne aucune réponse.
  • Aux vers 113-114, on obtient un 12-syll par une synérèse (113), mas le second n’est pas le même mètre et dépasse les 12 syllabes.

VENDÉMIAIRE

v. 76 « s’ennuyent » (forme ancienne du verbe), rime avec « famille » au prix d’une synérèse résorbée dans la langue moderne en un seul phonème [i]

v. 36 « Or+ient / Or+i+ent” ? (v. 35 = 13 syllabes)

v. 38 problème des e caducs et de « anc+ien / anc+i+en » (et 37 = 12-syll.) il faut

« châtr(e) » et anc+ien » pour obtenir un 12-syll

 

Ò Il ne s’agit pas de trouver une réponse, puisque précisément ces poèmes sont bâtis sur une incertitude métrique dont ils jouent. À ce titre, « Vendémiaire » est une prouesse. Nous y sommes sans arrêt entre le souvenir d’un rythme obsessionnel (l’alexandrin, culturel), et des réalisations plus naturelles, ou entre les érèses étymologiques et l’alexandrin (comme si le respect des unes rendait l’autre impossible).

Ò Je rapprocherai cela de la poésie naturelle des couseuses, dans « Les Femmes », qui font des vers sans le savoir (à l’inverse de M. Jourdain de Molière, dans Le Bourgeois gentilhomme, qui faisait de la prose sans le savoir) et multiplient les structures prosodiques anomales.

 

 

 

    1. Ce qu’on appelle le vers libre

Dans l’Encyclopedia Universalis, Jacques Jouet (article « Vers libre »), définit ainsi ce phénomène : « Subversion radicale de la régularité métrique » qui « passe par toute une série de manifestations d’irrévérence » ? Voici la liste qu’il propose :

 

  1. Césure de position variable
  2. Unités syntaxiques décalées par rapport aux limites métriques
  3. Statut du e caduc contesté devant consonne
  4. Statut de la diérèse et de la synérèse étymologiques remis en cause
  5. Sollicitations de plus en plus nombreuses de la syntaxe (anastrophes, ellipses, hyperbates, amphibologies), renforcées par l’absence de ponctuation
  6. Diversification du lexique, des niveaux de langue
  7. Dépassement des limites de l’alexandrin

 

Tous ces critères apparaissent chez Apollinaire !

Notons au passage qu’avec les critères 2 et 3, c’est une grande partie de la poésie du XIXe siècle qu’on verserait dans le vers libre. J. Jouet insiste sur le fait que ces manifestations d’irrévérence se multiplient et font douter de la métrique.

On peut donc trouver des degrés d’irrévérence

Une aération de la métrique (abordée ci-avant)

Un doute persistant concernant la métrique, ou la prégnance d’une prosodie

Loreley, Le Brasier, Les Fiançailles, La Synagogue, Les Colchiques

Un oubli de la métrique

Cortège, Le Voyageur, La Maison des Morts, 1909

II. L’Ordre et l’aventure

  1. Un foisonnement thématique dans la variation sur le même
Cf. cours (4)

 

 

 

 

  1. Allusions, images : du rapprochement par l’éloignement
Les Allusions
  • Nous l’avons vu dans l’analyse de la poésie livresque, Apollinaire aime le lexique complexe et fait des allusions culturelles parfois très élaborées (cf. les allusions au Christ analysées dans

« Zone » et les allusions dans « Le Larron »).

  • Allusion : figure qui consiste à évoquer, sous une forme réduite dans l’énoncé, un développement culturel qui doit faire partie de l’univers de savoir du lecteur.
  • Ainsi, l’allusion au pape Pie X passe inaperçue, ou du moins reste lettre morte, si le lecteur ignore qu’a eu lieu à la fin du XIXe siècle un concile œcuménique, appelé Concile Vatican I (cf.

I. 2. A.), lors duquel avait été mise en question l’infaillibilité papale.

  • L’allusion non perçue ici, peut même donner lieu à une analyse erronée. S’il y a un ton naïf assumé (le poète retrouvant ses émotions passées), on ne peut pas dire qu’il y ait ironie dans un cadre satirique.
  • Certaines allusions sont très élaborées (cf. mon analyse de l’améthyste ou des poissons pour le Christ, dans « Zone », des métaux alchimiques dans « Les sept épées »), mais elles relèvent souvent du même domaine : l’amour terrestre et humain est décevant et se sublime en amour divin. C’est la leçon de « La Chanson du mal-aimé », de « Brasier », des « Fiançailles », du

« Larron », de « L’Ermite »…

  • On peut aussi y associer le motif du noyé, mort par amour dans une eau qui, chez les Celtes, comme dans l’Antiquité, signale le passage dans le Royaume des morts. C’est aussi comme ça qu’il faut analyser l’allégorie complexe de la 1re strophe (répétée) de « Voie lactée… », où notre galaxie, prenant son nom poétique est associée aux ruisseaux de Canaan (utopie biblique évoquée dans la Genèse). L’amant éconduit rejoint ainsi un paradis où il sera heureux (idem pour Loreley qui dit rejoindre son amant dans l’eau du Rhin juste avant de s’y plonger).
  • Prenons le temps d’analyser ce procédé dans le recueil. Nous le voyons, le message, expliqué, déployé, est cohérent. Cela dit, il peut échapper au lecteur, même spécialiste. Il s’agit donc d’une pratique de cryptage qui nécessite chez un lecteur attentif une certaine « lenteur intense du regard », pour reprendre une très jolie expression de Paul Valéry au sujet de Stéphane Mallarmé et de sa poésie. La poésie dite moderne renoue avec les pratiques culturelles très complexes de la poésie de la Renaissance (cf. Maurice Scève et Délie, objet de plus haute vertu 1544, qu’il vaut mieux lire dans une édition annotée tant cette poésie est truffée d’allusions culturelles et religieuses).
  • Ces allusions nous disent aussi qu’il n’y a pas de transparence possible du discours poétique, dans la mesure où il s’agit, par un chemin ésotérique (qui comporte un sens inaccessible aux profanes) d’accéder à une communion mystique (communication directe avec les mystères de la création, les mystères divins). La femme, Muse poétique, parce qu’elle est cruelle, donne lieu à un amour platonique, épuré, et divin qui nécessite la douleur et sa sublimation par le discours poétique.

 

  • Enfin, ces allusions et ce que nous avons dit concernant la renaissance prouvent assez que la rupture moderne est toute relative chez Apollinaire. Cela dit, le mélange du trivial, du familier, et du mystique, constitue une contravention, elle bien moderne, à la règle concernant les styles, lesquels ne doivent pas être mélangés. Comme Cendrars, Apollinaire fait du moderne avec des méthodes anciennes sur une matière récente.

 

Les images
  • Elles sont un peu l’âme de la poésie. La métaphore, la comparaison sont les plus représentatives. Dans ces deux figures, il y a substitution d’un imageant (l’élément construisant l’image) à un imagé (le point de départ de l’image). On distingue deux types : didactique et poétique.

La comparaison et la métaphore didactiques procède de l’inconnu au connu par le semblable. Il s’agit de faire comprendre (d’où l’adjectif didactique ‘qui vise à enseigner’) une chose inconnue (ou dont une caractéristique est méconnue) en passant par une autre qui est connue. Mais à force de ne fonctionner que sur des ressemblances, ces images deviennent des stéréotypes, des clichés. La métaphore et la comparaison poétiques procèdent du connu à l’inconnu. Elles associent deux réalités qui, a priori, ne se ressemblent pas, ou dont la ressemblance n’est pas facilement repérable.

  • Soit l’élément imagé est absent, et il ne reste plus que l’imageant (par exemple « Le Bateau ivre » de Rimbaud, lui-même personnification, est la métaphore, apparemment, du poète dans son délire poétique).
  • Soit ce qui rapproche les deux est difficile à percevoir « Mon beau navire ô ma mémoire » (« La Chanson du mal-aimé » v. 51), expliqué ensuite.
  • Soit la motivation de ce rapprochement est difficile à percevoir : cf. « Soleil cou coupé » à la fin de « Zone ». On peut comprendre la ressemblance entre un soleil couchant et un cou coupé, mais la raison du rapprochement reste difficile à percevoir quand on n’a pas perçu le rôle essentiel du sacrifice dans le recueil (de la Passion du Christ, du décollement de saint Jean-Baptiste par l’intercession de Salomé).
  • Il s’agit alors de créer une réalité poétique nouvelle, qui ne correspond plus à ce qui est reconnaissable mais qui ouvre des perspectives et fasse appel à l’imagination. Ainsi, le poème

« Cortège », particulièrement complexe, associe-t-il allégoriquement le ciel et la mer, qui deviennent interchangeables (motif courant de la poésie baroque, avec l’oiseau et le poisson qui sont associés, dans le poème la figure de l’alcyon1).

  • Ces deux espaces opposés et affrontés donnent lieu, dans un deuxième temps, à une réflexion onirique (et presque cauchemardesque) sur l’identité (le même idem et le même ipse = la réflexion de soi dans l’eau et dans le ciel qui permet de se connaître, cf. l’évocation de la mer, à partir du vers 52). Le peuple de la mer, en effet, apporte au poète des morceaux de lui-même. Il se reconstitue dans son identité, mais initié.
  • Pour comprendre cela, on doit faire appel aux mystères orphiques : Orphée est mort découpé en morceaux par les Bacchantes, de même que son antécédent égyptien, Osiris, découpé en 14 morceaux par Seth, est recomposé par Isis, déesse des mystères religieux. Le personnage d’Orphée est marqué par sa catabase sa descente aux Enfers pour aller retrouver Eurydice, qu’il gagne grâce à son chant poétique magique.

 

Ò Ces procédés de rapprochement condensent ainsi du sens en donnant l’impression première d’un éloignement, d’une dé-motivation. Il ne s’agit nullement de laisser penser que

 
 
 

 

1 Oiseau et poisson déjà associés dans la figure du Christ, dans « Zone ».

 

cette poésie n’a pas à être comprise, bien au contraire. Elle a un sens, mais ce travail de lecture est réservé à un lecteur exigeant, qui se laisse aller à la fonction poétique du langage.

 

  1. « Un vin trembleur » (« Rhénane ») : La prosodie d’Apollinaire 
  • Spécialiste de la versification et notamment de la « crise du vers » (1873-1913)2, Jean-Pierre Bobillot propose cette définition de la métricité

« L'ensemble des modes de versification assurant, au moyen de la prosodie et du nombre syllabique, des régularités segmentielles telles que, d'un vers ou d'une série de vers à l'autre, s'instaurent des relations d’équivalence, effectivement perçues, et récurrentes » (« La versification d'Apollinaire dans Alcools » 1997)

    • Nombre syllabique régulier (exemple, les 8-syll. de « La chanson du mal-aimé »)
    • Prosodie : ensemble des traits non sémantiques de l’énoncé (= ne relevant pas du sens, soit intensité, fréquence ou hauteur mélodique, aspects sonores ou articulatoires). En poésie, la prosodie, c’est le jeu sur les accents d’intonation, et donc sur le rythme créé par la succession dans le vers des syllabes proéminentes et non proéminentes.
    1. Régularité métrique et contraventions
  • 8-syll et 12-syll sont les plus représentés3.
      1. L’octosyllabe
  • L’8-syll n’est pas césuré mais peut être coupé. C’est un vers très utilisé pour cette raison-là, parce qu’il n’est pas trop guindé. Comme d’autres poètes avant lui (notamment Corbière dans Les Amours jaunes en 1873), Apollinaire utilise un grand nombre de découpages de l’octosyll. Dans « La Chanson du mal-aimé » 1, on trouve dans l’ordre de leur apparition : 2/4/2 ; 3/5 ; 4/4 ; 2/3/3 ; 3/3/2 ; 5/3 ; 6/2 ; 3/2/3 ; 7/14.
  • On trouve donc, dans ce poème, 9 découpages de l’8-syll. Chez Corbière, il y en a jusqu’à 12 par poème. Remarquons que nombre d’8-syll. sont ternaires (présence de trois accents, donc deux coupes), ce qui n’est pas fréquent dans la poésie avant le XIXe siècle.
  • Pourtant, ce sont principalement des découpes traditionnelles qui sont utilisées, et nettement dominantes dans la section de la « Chanson du mal-aimé ».
      1. L’alexandrin
  • En revanche, la poésie sérieuse utilise souvent le 12-syll. C’est un vers césuré, selon la règle classique, en deux hémistiches égaux. Sur 543 alexandrins dans le recueil, 90 (soit 16,6 %) ne sont pas de facture classique. Cela tempère largement l’impression de débridement dans la modernité poétique.
  • L’alexandrin classique doit respecter certaines règles. La césure à l’hémistiche (notée //) passe entre les 6e et 7e syllabes. La 6e doit être une syllabe accentuée (accent de mot). La césure lyrique est donc proscrite (XXXXXxe//C…). De même, la césure enjambante. Le mot à l’hémistiche ne doit pas être un monosyllabe inaccentué (déterminant, adverbe monosyllabique, pronom).

L’Alexandrin 6//6 Césure enjambante 6//6

 

 

 

2 Sa thèse d’État, qui date de 1991, porte en effet sur ce sujet et c’est lui qui a proposé ces limites chronologiques. Elles correspondent à la publication d’Une Saison en enfer de Rimbaud et des Amours jaunes de Corbière (1873), et à la publication d’Alcools et des Poésies d’A.O. Barnabooth, par Valéry Larbaud, ainsi que de La Prose du Transibérien… par Cendrars. Entre les deux, il y a notamment la poésie de Mallarmé, celle de Claudel et celle de Péguy.

3 Cf. scan du relevé.

4 Ce découpage est hypothétique, vu que le découpage 4/4 tombe sur l’adverbe ne à la coupe, ce qui est très inhabituel : « Et que je ne reverrai plus ». Dans la mesure où le vers n’est pas césuré (la césure impose presque un accent métrique), c’est donc un accent syntaxique qui déclenche la coupe.

 

Rappel La césure entre la 6e et la 7e syllabe passe entre l’avant-dernière et la dernière syllabe d’un mot, cette dernière étant féminine et prononcée devant consonne (XXXXXX//xe C…)5. Il s’ensuit qu’une seconde scansion est possible en 7//5 avec césure lyrique (XXXXXXxe// C…).

PALAIS v. 4 « Des chairs fouettées des ro//ses de la roseraie »

- Ici, l’accent sur la 6e syllabe ne touche pas la dernière syllabe du mot, qui est féminine. Celle-ci est donc rejetée dans le groupe rythmique suivant. Il s’ensuit, comme elle est la 7e, qu’il y a césure à l’intérieur d’un mot (enjambante donc).

Autres exemples

PALAIS v. 15

MERLIN ET LA VIEILLE FEMME v. 5 (sur un déterminant), 9 (dét.), 10, 35 LE LARRON v. 62, 92, 94

L’ERMITE v. 15, 41, 66, 85

Mai v. 7 (sur un pronom), 11, v. 156, 24

 

Césure lyrique 6//6

Rappel La césure entre la 6e et la 7e syllabe est possible, mais s’appuie sur une 6e atone (féminine). Dans l’hémistiche 1, la 5e est tonique et la 6e atone, alors que la 7e commence par une consonne (XXXXXxe//C…).

PALAIS v. 12

« Ma bouche aux agapes // d’agneau blanc l’éprouva »

5 6

Autres exemples

PALAIS v. 28, 34

MERLIN ET LA VIEILLE FEMME v. 217

LE LARRON v. 10 (conjonction), v. 32, 49, 52, 72, 78, 86 (préposition), 88

SIGNE v. 6 UN SOIR v. 13

 

Césure épique 6//6

Rappel La césure entre la 6e et la 7e n’est possible qu’au prix d’une élision (non-prononciation) du e caduc de la 7e syllabe qui n’est donc plus une syllabe mais une consonne simple. On traite cette 7e syllabe comme si elle se trouvait devant une voyelle au mot suivant, parce qu’elle est devant la césure8. XXXXXX(e) //cons.xXXXXX

L’ÉMIGRANT DE LANDOR ROAD v. 49

« Aux cris d’une sirèn(e) // moderne sans époux »9

 

  • Lorsque la discordance avec la métrique fait dépasser un groupe syntaxique d’une seule syllabe, un découpage ‘nouveau’ tend à se manifester : le 5//7 ou 7//5. C’est en fait une création ancienne (on la trouve au XVIe siècle chez le poète Nicolas Rapin), qui revient en faveur chez

5 Une diction plus syntaxique est possible, dans ce vers, en 7//5, mais elle suppose alors une césure lyrique, cf. après. Dans l’absolu, le découpage 6//6 n’est pas impossible cela dit.

6 Ce vers cumule avec l’hésitation entre 6//6 et 7//5, une diérèse non étymologique sur le mot lierre (du latin hedera), prononcé ici en 3 syllabes avec syllabe féminine terminale prononcée.

7 Ce vers comporte aussi une rareté que je crois unique dans le recueil, qui est la prononciation d’un e caduc interne à une syllabe (non terminal donc) : « les voies qui… » se prononce en 4 syllabes. Cette règle avait cours au XVIe siècle encore, parce qu’en ancien français, ces e se prononçaient (d’où les graphies gaîment, dûment…).

8 Cette configuration se trouve dans les épopées médiévales en décasyllabes découpés 4//6, dans lesquelles une syllabe féminine surnuméraire suit la 4e. Exemple « Hyaumonz lor sir(es) // hautement s’escria » (« Leur seigneur Eaumont s’écria fortement » in Aspremont, XIIe siècle, v. 3916). Cette élision est possible dans un contexte isométrique (4//6) parfaitement reconnaissable.

9 À l’exemple de la note précédente, ici le contexte est isométrique (6//6 dominant), mais la césure lyrique est tout à fait

exceptionnelle, si bien qu’une hésitation avec l’utilisation inopinée d’un 13-syllabes est possible.

 

Rimbaud et Verlaine. On en trouve aussi chez Apollinaire. Elle est liée au sénaire iambique des Latins (6 pieds de deux syllabes, l’une longue notée —, l’autre faible notée u, soit chaque pied

—u ; la césure de ce sénaire iambique [ce pied est un ïambe], passait entre la 5e et la 7e syllabe).

 

 

 

 

 

 

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