Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Cours en 1re G sur "Alcools" d'Apollinaire (2)

Publié par Le vicomte sur 23 Avril 2021, 10:24am

I)

2) Une poésie livresque ?

- Michel Décaudin dans son étude du recueil rappelle qu’Apoll. était un grand lecteur. Il lit « les livres spéciaux sur tous les sujets », comme il l’écrit lui-même.

- Pourtant, il ne s’agit pas simplement d’une démonstration artificielle. Les domaines auxquels il puise construisent une cohérence au recueil tout en permettant des variations savantes sur des thèmes poétiques traditionnels.

Faisons un tour d’horizon

A. « Zone »

« Poème de fin d’amour » (dixit Apoll. 1912), le poème s’ouvre sur une méditation pour le futur, laquelle donne lieu à une série d’anamnèses (souvenirs des moments vécus) depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte. Chacune d’entre elles développe des savoirs livresques.

1. (v. 1-6) Éloge du monde moderne, proche du Futurisme (cf. Marinetti, document complémentaire) : automobiles, l’avion[1]

2. (v. 7-10) Éloge du Christianisme, et notamment de Pie X[2]

C’est un temps de révolution technologique (automobile, aviation) et d’évolution religieuse (séparation de l’Église et de l’État en 1905, concile œcuménique Vatican I, en 1869-70, à la suite de la perte du pouvoir temporel sur les États Pontificaux en 1861 : l’évocation de Pie X au vers 8, à ce sujet, est d’une grande importance, puisqu’au sujet de ce concile de Vatican I, avait été évoqué le dogme de l’Infaillibilité pontificale [le pape ne peut pas se tromper], dans des débats très houleux).

3. (v. 11-24) Intérêt marqué pour l’art de l’affiche, du prospectus.

C’est notamment à un artiste comme Toulouse-Lautrec qu’on doit cette nouveauté. Dans un article de 1913 intitulé « La peinture moderne », Apollinaire note que « dans une ville moderne, l’inscription, l’enseigne, la publicité jouent un rôle artistique très important. » Il s’y ajoute le rôle essentiel du hasard, de la rencontre fortuite avec ces œuvres, qui aura une influence essentielle sur les Surréalistes (cf. André Breton Manifeste du Surréalisme, et Aragon Le Paysan de Paris).

4. (v. 25-48) Passage lié au Christianisme.

Le bleu et le blanc sont les couleurs de la Vierge Marie. René Dalize, camarade d’école d’Apollinaire à Monte Carlo, est celui auquel Calligrammes (1918) est dédié. Dans le Livre des Révélations (XII, 20), la muraille de la Jérusalem céleste a ses fondements ornés de pierres précieuses. Le 12e fondement est orné d’améthystes (c’est aussi la couleur de la gloire, du halo divin qui entoure le Christ en tant qu’il doit régner sur l’univers). Les autres allusions sont explicitées dans les notes.

Le rapprochement entre Jésus et l’aviateur est déjà présent chez Alfred Jarry dans La Passion considérée comme course de côte (1903)[3]

5. (v. 42-43) "Pupille Christ de l'œil" (note très insuffisante ici)

Passage difficile et très dense, jouant de la syllepse sur "pupille" et d'une allusion au Psaume 16 de David (Ps. 16:8 "a resistentibus dexterae tuae custodi me ut pupillam oculi sub umbra alarum tuarum proteges me" "Gardez-nous, Seigneur, comme la prunelle de l’œil : à l’ombre de vos ailes protégez-nous, Seigneur."[4]). L'association du mot pupille et de l'oiseau (alarum : les ailes), s'y trouve.

Enfin, une analogie entre le siècle et le Christ est proposée, renforçant les difficultés d'interprétation de la syllepse. 42 Pupille sens 1 Enfant sans père[5] adopté par les siècles sens 2 Orifice central de l'iris (Ps 13). 43 Pupille sens 1 mais désignant à la fois le Christ (adopté pour la 20e fois) et le siècle (le XXe siècle étant la prunelle de l'œil, le nec plus ultra).

6. (v. 94) "les poissons images du Sauveur"

Le poisson a été dès l’origine un signe symbolique des chrétiens. Au premier siècle de notre ère, les chrétiens persécutés par les autorités romaines l’utilisaient pour se reconnaître. A cette époque, le grec étant davantage parlé dans l’empire romain que le latin, ce fut le mot ICHTHYS (poisson) dont les cinq lettres correspondaient aux initiales de cinq noms donnés au Christ qui devinrent symbolique de la déclaration "Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur"

I = Iessou = Jésus

CH = Christos = Christ

TH = Theou = Dieu

Y = hYios = Fils

S = Soter = Sauveur[6]

7. (v. 98) "La cétoine qui dort dans le cœur de la rose"

Cet alexandrin classique associe la cétoine et la rose, comme dans un poème de Ch. Guérin "La bouche aimée est savoureuse et chaude" in Le Cœur solitaire (1896) :

"Mais sache que le miel enivre de sommeil / La cétoine, émeraude amoureuse des roses." (v. 3-4)

La cétoine est un coléoptère dont une espèce, la cétoine dorée, vit sur les fleurs, notamment les roses. Littré note (art. "Cétoine"), qu'elle est souvent confondue avec la cantharide, laquelle servait à faire une poudre qu'on disait aphrodisiaque. Il est notable qu'en argot, une cantharide est "une allumeuse".

8. (v. 99) "Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit"

Expérience mystique / superstitieuse d'Apollinaire à Prague, ayant vu dans une agate [pierre semi-précieuse] son visage dessiné. Dans un texte datant de 2002[7], J.-P. Langellier fait un rapprochement entre cette expérience d'Apollinaire et l'obsession de Kafka pour la Cathédrale Saint-Vit (Saint-Guy), où se passe une célèbre scène du Procès. Du reste, le Hradschin (104) est précisément le château dont il est question dans le roman de Kafka du même nom. Rappelons qu'Apollinaire a fortement influencé une bonne partie de l'avant-garde pragoise. Le "conte en prose" auquel il est fait mention au vers 97 est "Le Passant de prague". Selon Xavier Mauméjean (Kafka à Paris 2015 éd° Alma), Kafka et son ami Max Brod ont rencontré Apollinaire en 1911, alors que ce dernier était accusé d'avoir volé la Joconde (épisode évoqué v. 113).

® On le voit, les allusions livresques ne sont pas là pour remplir, ni pour que l’auteur fasse étalage de ses connaissances. Elles donnent une dimension spirituelle à ce poème. Nous retrouverons la lecture double de l’amour (humain / divin), dans d’autres poèmes mystiques où les allusions livresques sont très nombreuses.

 

B. « Les 7 épées »

- Déjà évoquée en I. 1. d., une lecture alchimique du poème en éclaire un peu le sens.

a. il est déclenché par une association métaphorique entre 1. la douleur de l’amoureux éconduit 2. les 7 douleurs de la Vierge Marie 3. les 7 métaux de l’alchimie.

Rappelons que l’alchimie est une discipline ésotérique dont l’objectif est la transmutation des métaux et qu’elle est liée à l’hermétisme, autrement dit à un corps de doctrines physiques et métaphysiques [recherches des causes, des premiers principes qui vont au-delà du physique], réservé à des initiés, et pour lesquels le langage est sacré [cf. hiéroglyphes, de hieros = sacré] et magique et permet d’accompagner cette transmutation.

Depuis Rimbaud (lettre de 1871) qui parle de son « alchimie du verbe », et déjà au XVIe siècle avec Maurice Scève et Jean de Sponde, le rôle de la poésie comme langage de transmutation du banal en divin et en magique est un topos poétique.

b. Le poème est difficile à comprendre, parce que le passage du 1. au 3. est analogique (ces analogies sont fréquentes dans l’hermétisme alchimique). Le poète, séparé de ce qu’il aime le plus au monde, comme la Vierge l’a été de son enfant divin, exhibe ses douleurs pour les rendre sacrées[8]. Mais le poème n’est pas élégiaque comme le précédent (qui est une lamentation où l’on retrouve en filigrane la figure d’Orphée ayant perdu Eurydice).

c. Ces épées de métal me font penser aux métaux de l’alchimie :

strophe 1 : l’argent et la lune,

strophe 2 = Jupiter ? (Étain) Peu d’éléments, sinon que l’arc-en-ciel désignerait Iris, messagère de Jupiter qui était un arc-en-ciel. Les noces des dieux font songer à la vaisselle d’étain ?

strophe 3 Le mercure (d’un gris bleuté) et Mercure Hermès. L’association du féminin et du masculin, (cf. v. 12) est lié à l’enfant d’Hermès et Aphrodite, Hermaphrodite, qui avait les appareils génitaux des deux sexes. Le vers 15 trouve son écho dans « Crépuscule » (cf. ET 1).

strophe 4 Vénus (Malourène = Mal ou Reine ? mal d’amour ou Reine de l’amour) cuivre (doré ou vert quand il est oxydé). La configuration amoureuse (Vénus) est nette dans cette strophe. Quant aux rameurs, ils rappellent que Vénus (ici associée aux sirène), est née de la mer (Vénus anadyomène).

strophe 5 = il reste Mars (le fat beau = l’orgueilleux de sa beauté, il avait séduit Vénus qui a trompé son mari Vulcain avec lui). Quant à la quenouille, instrument pour filer la laine, elle est liée à la féminité (la note est à la limite de l’absurde ici). Le fait qu’un homme viril tienne la quenouille est considéré comme une preuve d’efféminement qui ne va pas à un guerrier (cf. histoire d’Hercule et Omphale). La référence au cyprès est liée au personnage mythologique de Cyparissus, transformé en cyprès mortuaire par Apollon, mais je ne vois pas ici le lien avec Mars.

strophe 6 Or soleil (cet ami qui nous quitte chaque matin au chant du soleil et que saluent les coqs)

strophe 7 ? Plomb Saturne (mort, représenté une faux à la main parce qu’il est le dieu du Temps = Chronos). La porte pourrait être une allusion au fait qu’à Rome, le Trésor public était dans le Temple de Saturne. Saturne, dieu hivernal, voit en effet mourir la rose et les amours.

 

C. « Le Larron »

- Ce poème complexe et volontairement obscur a donné lieu à de nombreux commentaires.

- Un résumé à grands traits n’est pas inintéressant.

a. Dans un premier temps, un voleur a été pris en possession de fruits mûrs dans un jardin (v. 1-28)

- Cela fait penser au jardin d’Éden et aux fruits de l’arbre de la connaissance qui ont valu à Adam et Ève d’être chassés du Paradis terrestre. Mais le personnage pouvant être assimilé à Jésus, il est possible que ces fruits désignent, symboliquement, la culture antique non chrétienne sur laquelle le christianisme s’est fondée, sans le déclarer forcément d’ailleurs. Ici, le christianisme est sommé de reconnaître ses emprunts.

- le très joli et très surprenant vers 18 semble faire référence aux lamentations de la mère douloureuse (mater dolorosa) qu’est la Vierge Marie.

b. Dans un deuxième temps, le larron entre dans une salle décorée de fresques représentant un inceste solaire (v. 29-56)

- C’est là une référence aux dieux de l’Égypte antique, et aux pharaons qui se mariaient entre frère et sœur. Le Pharaon était l’incarnation du dieu Râ, dieu du Soleil. Dans le cadre biblique, le Pharaon intervient dans l’épisode des Hébreux avec Moïse (dont il sera question ensuite).

- Les convives sont des amants (comme les fidèles aiment leurs dieux ?) et portent des objets magiques (la pierre du coq de Tanagre, à Sparte, était une amulette pour renforcer la virilité). La référence à Pythagore, philosophe et mathématicien grec, est liée aux mystères religieux (notamment chaldéens et égyptiens). Ces mystères ont été repris dans la tradition chrétienne par le biais de la Kabbale juive et de la gnose à Alexandrie sous les Ptolémée, à partir du IVe siècle). Ce sont justement ces enseignements physiques et métaphysiques qui ont nourri l’alchimie (cf. « Les sept épées »).

® Le banquet antique où est convié le Christ larron est donc un « juste retour des choses », sachant qu’une continuité mystique est manifeste entre l’antiquité et la chrétienté.

c. Dans un troisième temps, passe le convoi des Hébreux suivant Moïse, puis un triomphe à la mode romaine mêlant le pythagorisme et le personnel chrétien (v. 57-83)

- Le vers 74 et les suivants insistent sur cette continuité mystique ignorée.

- Belphégor, évoqué au vers 82, est mentionné dans l’Ancien Testament dans l’épisode des Hébreux au désert. Alors qu’ils se dirigent vers le pays de Canaan, ils font halte à Moab et se laissent entraîner à la débauche et à la luxure sous l’influence de Belphégor (Nombres, 25.3).

- Ce dieu Moabite est associé au Priape des Romains, dieu ithyphallique (autrement dit représenté le sexe en érection) des jardins et de la fertilité. Notons que ces divinités de la fertilité, dans les cultures antiques, étaient souvent révérées par des démonstrations d’obscénité (en action et en parole) considérées comme détournant le mauvais sort (apotropaïques).

- On retrouve ces festivités obscènes et joyeuses dans le carnaval chrétien de Mardi-Gras (et ce triomphe après un banquet n’est-il pas proche d’un carnaval ?)

d. Dans un quatrième temps, le larron avoue qu’il est chrétien, et il est accusé d’hypocrisie tout en étant sommé de repartir nu puisque tout ce qu’il a est d’emprunt (v. 84-124)

- Son aveu fait, le chœur se réjouit que les masques tombent (« cherront » est le futur du verbe choir, du latin cadere, ‘tomber’). C’est une accusation d’hypocrisie (terme venant du grec, littéralement ‘sous le masque’).

- Le v. 94, reprenant le vers 18 (commenté en a. 2e tiret) est une accusation de fausseté : les pleurs de la Vierge Marie seraient trompeurs. En effet, c’est ici (v. 99-100), le dogme de l’Immaculée Conception qui est dénoncé (Le Christ aurait été conçu par sa mère restée vierge, sans péché de sa part). Plus encore, les vers 97-98 sont la dénonciation de la divinité du Christ, et donc de la Sainte Trinité. Remarquons que ces deux dénonciations ont agité la chrétienté dès le IVe siècle (hérésie arienne entre autres, cf. votre programme d’histoire de la chrétienté).

- (v. 108 à la fin) Les « récits » trompeurs du Christ larron (c’est un argument courant des libertins aux XVIIe et XVIIIe siècles, notamment du marquis de Sade), pourtant séduisants, sont rapprochés de la musique d’Orphée. Une dernière moquerie se désole que le Christ ne soit pas allé « à la Cour du Roi d’Édesse » (qui selon la légende l’aurait invité au moment même où le Christ allait être crucifié). C’est une satire de son peu de clairvoyance pour un « fils de Dieu » qui est aussi coutumière chez les Libertins.

 

 

3) Apollinaire : un artiste inclassable ?

-  Selon qu’on rapproche Alcools des tendances esthétiques de son époque, on a vite fait de construire un raccourci bien pratique pour distinguer l’esthétique d’Alcools. C’est d’autant plus tentant qu’Apollinaire lui-même s’est beaucoup intéressé aux mouvements artistiques et en a été parfois le chantre (cf. Les Peintres cubistes 1913, et L’Esprit nouveau et les poètes 1918).

- Commençons par le cubisme (mouvement lancé par Picasso et Braque en 1909[9]).

Dans son ouvrage de 1913 (contemporain de la publication d’Alcools), Apollinaire explique « La vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste à la composition de son tableau. « Le sujet ne compte plus ou s’il compte c’est à peine. » (p. 2). Il affirme même, non sans une pointe d’ironie, que « l’une des raisons des succès qu’a rencontrés le cubisme dans la bonne société vient justement de cette austérité », le cubisme étant, selon lui, « austère » et « pudique ».

- Il propose alors une analogie qui nous intéresse particulièrement : « On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau qui sera à la peinture, telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature. »

« L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’ordre différent de la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d’un ruisseau, le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique.

De même, les peintres nouveaux procurent déjà à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières et des ombres et indépendantes du sujet dépeint dans le tableau. » ‘p. 3)

- S’il y a cubisme dans Alcools, c’est donc par un refus d’imitation du réel, voire dans un éloignement progressif d’avec le réel en ce qu’il peut avoir de plus contraignant. De toute évidence (cf. I. 1) le recours à l’onirisme et à l’analogie hermétique (cf. « La chanson du mal-aimé », « Poème lu au mariage d’André Salmon ») relèvent sinon d’un essai de cubisme littéraire, du moins d’une assimilation avec les partis-pris du cubisme.

- Le primat de la composition, de la forme (Apollinaire en parle au sujet de Picasso notamment, dans Les Peintres cubistes), est aussi visible par le choix du quintil d’octosyllabes qui donne toute sa cohérence harmonieuse à « La chanson du mal-aimé ». On le trouve aussi dans « Crépuscule », où la spatialisation des personnages représentés est le seul élément précis de l’hypotypose, tout le reste étant mystère (ce mystère sur lequel insiste Apollinaire au sujet des Saltimbanques de Picasso, dans son étude de 1913). « On ne peut pas confondre ces saltimbanques avec des histrions. Leur spectateur doit être pieux, car ils célèbrent des rites muets avec une agilité difficile.

- Enfin et surtout, si nous nous en tenons à ce qu’en dit Apollinaire, tout comme les peintres nouveaux « procurent (…) des sensations artistiques dues à l’harmonie des lumières et des ombres et indépendantes du sujet dépeint », le poète inspiré du cubisme recherche des harmonies nouvelles qui échappent à la perspective et au réalisme, des harmonies abstraites, cérébrales, fondées sur des rencontres surprenantes de sons, de mots, rencontres multipliées par l’absence de ponctuation.

- D’ailleurs, un exemple en prose de cette nouvelle esthétique est fourni dans le chapitre sur Picasso des Peintres cubistes, lequel est une ekphrasis qui traduit en langage ce que parviennent à traduire d’harmonie mystérieuse les tableaux décrits. Apollinaire y utilise une sorte d’inspiration libérée, relevant de l’association d’idées, dans des rapprochements dont la logique nous échappe parfois[10]. Refus de la logique du réel, d’une logique euclidienne (le terme est utilisé au début des Peintres cubistes, laquelle se manifeste sur le plan thématique (associations de motifs, de thèmes éloignés), sur le plan syntaxique (goût pour le bouleversement de la phrase, pour la rupture syntaxique), ainsi que sur le plan sémantique et rhétorique (choix de termes ambigus, métaphores in absentia ou métaphores de métaphores).

- Les spécialistes du cubisme notent qu’en 1911, Braque et Picasso, voulant éviter que leur esthétique ne devienne tout à fait abstraite, ont réutilisé des éléments référentiels, des éléments reconnaissables, dans des compositions où pourtant leur représentation était problématique (et problématisée).  Voir à ce sujet, le fragment de toile cirée ajouté dans un de ses tableaux de l’époque par Picasso (tel « Le guitariste en 1910), le tableau « Compotier et cartes » de Braque, datant de 1913)[11]. On trouve quelque chose de proche chez Apollinaire. Tout est dans la variation d’un même motif, donc tout poème, même parmi les plus hermétiques, est assignable à un élément reconnaissable du réel ? Ou bien nous cédons à un tropisme explicatif pour donner du sens à ce qui s’est irrémédiablement éloigné de la représentation ? Si Valéry disait du vers qu’il est une « hésitation prolongée entre le son et le sens », nous pourrions dire d’Alcools, que son appartenance au cubisme relève d’une hésitation prolongée entre la forme et le sens.

- Il faut insister sur le caractère conceptuel de l’œuvre cubiste : son caractère fragmenté (fragments isolés du monde visible) s’associe à l’idée d’une autonomie de l’œuvre d’art (l’œuvre fonctionne par et pour elle-même). La notion de simultanéité qui en découle est liée à l’association de l’espace et du temps dans une même œuvre.

 

 

[1] Dans une première version, le ton était bien différent : « Je suis écœuré de vivre dans ce monde ancien / L’Europe laide et fardée comme une vieille putain ». Remarquez le choix de la métaphore pastorale (bergère, troupeau) pour décrire le symbole de la modernité parisienne.

[2] Parce que nous vivons dans une République laïque et que nous sommes souvent non croyants ou non pratiquants, nous avons tendance à interpréter ce type d’affirmation comme de l’ironie, mais ce n’en est pas pour Apollinaire, même s’il transparaît une naïveté enfantine dans ce dithyrambe.

[5] Il faut se souvenir de l'exclamation du Christ sur la croix ici, "Élôï, élôï, lama sabacthaneï" « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? », évoqué dans les Évangiles (de Marc Mr 15:34, et de Matthieu Mt 27:46) et qui est une citation du Psaume 22 de l'Ancien Testament (22:2 "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi t’éloignes-tu sans me secourir, sans écouter mes plaintes ?").

[8]  Un petit mot sur l’analogie au XXe siècle. Cette figure consiste à établir un parallèle (une comparaison développée donc), à partir d’une ressemblance (même invisible jusqu’au moment où le parallèle a été pensé par l’auteur), entre deux réalités lointaines. L’analogie est aussi beaucoup pratiquée par Blaise Cendrars (cf. Parcours associé), notamment dans L’Homme foudroyé (1945), laquelle lui permet de trouver des ressemblances poétiques et surprenantes entre deux réalités qui semblaient totalement étrangères l’une à l’autre. Cendrars et Apollinaire se connaissaient bien. On trouve un jeu poétique proche, chez les Surréalistes (cf. Manifeste du surréalisme André Breton, 1924), qui consistait à définir une idée abstraite à partir d’expressions analogiques sans jamais utiliser le terme de départ ni ce qui y est lié directement.

[10] Cf. ce texte en document complémentaire.

[11] On trouve des éléments d’explication similaires, dans les toiles de Juan Gris (document internet du centre Pompidou, cf. note 9). Ainsi, dans le tableau « Le Livre » (1911), l’intention cubiste est nette et, dans la composition, le livre est moins nettement fragmenté et géométriquement décomposé, plus coloré, mais il est posé de manière précaire sur le meuble. Cette précarité, cette indécision entre équilibre et déséquilibre, représentation et non-représentation, est proche de ce que fait Apollinaire dans Alcools.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents