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Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Analyse de "À la lumière d’hiver" de Jaccottet ("Leçons" p. 14)

Publié par Le vicomte sur 7 Novembre 2011, 16:14pm

Le laconisme de « Je ne voudrais plus qu’éloigner »


Au sujet de « Leçons », Jean-Michel-Maulpoix, dont j’ai conseillé le site internet, parle de sermo humilis. Je vais essayer de le discuter. J’hésitais à m’intéresser à l’énonciation ou au rythme, mais je m’y intéresserai aussi, tant il est vrai qu’en tirant un des fils de l’écheveau, c’est souvent tout le texte qui vient.

Le sermo humilis c’est le style simple que doit utiliser le philosophe, selon Sénèque. Il faudrait parler alors de style laconique. Voilà comment le définit le Larousse en ligne (http://www.larousse.fr/encyclopedie/) :

« Le style laconique est un style défini par l'humaniste flamand Juste Lipse (1547-1606), au milieu de la querelle du cicéronianisme et qui, se fondant sur la spontanéité du genre épistolaire, devient, à travers un rythme bref et discontinu, le miroir du moi. Style simple (sermo humilis ou exilis) qui bouleverse la hiérarchie traditionnelle des modes d'expression et qui unit la rapidité de l'improvisation (subitaria dictio), la concision (brevitas) et le relief (perspicuitas) à l'élégance et à l'esprit (venustas), dans le respect des bienséances (decentia). »

Ma préférence va au laconisme, parce que le sermo humilis est une adaptation au langage peu recherché des gens humbles. La recherche de concision et de relief est en effet ce qui frappe dans la poésie de Jaccottet. Elle paraît simple, mais elle est plutôt entre brevitas et copia : concise dans la forme, elle est ample par le sens.

Les deux premiers vers du poème participent de cette énonciation faussement simple qui caractérise le recueil. Les termes sont simples. C’est l’utilisation de la négation restrictive (ne… que…) renforcée par l’adverbe plus qui rend l’interprétation sensiblement délicate. En effet, le verbe éloigner a un sens négatif (ici, ‘faire disparaître’) qui se heurte à cette formulation. D’un point de vue logique, la négation est seconde par rapport à l’affirmation. L’énoncé de ces deux premiers vers suppose en effet un « Je voudrais éloigner… ». Il y a donc une forme de passé dans cet énoncé (le temps où le poète ne faisait pas cela), qui s’intrique dans le présent. La relative qui suit (vers 2) fonctionne de manière analogue. C’est une relative périphrastique (elle dit une chose en plusieurs mots), mais elle a pour fonction d’énoncer ce qui n’a pas de nom. L’adjectif substantivé (le clair), terme de référence pour l’interprétation de l’énoncé, pose un problème. Comme tous les adjectifs substantivés, il conduit à l’abstraction. Les possibilités de lecture de cet énoncé sont donc multiples, d’autant que la métaphore spatiale (« éloigner », « ce qui nous sépare »), qui réapparaît ici et dont j’ai déjà parlé, est souvent ambivalente. L’imagé (rendre les choses claires) est couplé à l’imageant (éloigner ce qui nous sépare du clair), ce qui fait de l’acte poétique une forme de mariage mystique. Mais nous savons déjà que Leçons signe l’aveu d’un échec du langage, d’une insuffisance de celui-ci du moins.

C’est ainsi que le conditionnel (« je voudrais ») est ici le témoignage sinon d’une impossibilité, d’une gêne au moins. Il fait porter son ombre de verbe de la principale sur toute la première strophe (il régit deux subordonnées infinitives). Le vouloir est lié indissolublement à ce qui conditionne sa réalisation. Et ce poème se conclut par l’aveu d’un obstacle hyperbolique (le superlatif pire). De la même façon, je lis la succession des deux subordonnées comme un constat de défaut du langage. Elles disent la même chose dans leur symétrie, symptômes d’une obsession (« laisser la place » fait écho à « éloigner », « dédaignée » à « ce qui nous sépare », « la bonté » au « clair »).

C’est le temps et la distance, de nouveau, qui forment l’obstacle majeur. Les trois termes qui se trouvent à la fin des vers de la strophe suivante font partie de ce champ lexical. La postposition inaccoutumée de l’adjectif « vieux » à son référent nominal, le doute touchant l’interprétation de l’expression métaphorique (in absentia) « qui se sont accordés aux jours » de même que l’allitération en [p] du vers 7 mettent en valeur le champ lexical du temps (celui qui a passé). Le discours narrativisé (« j’écoute », « j’apprends ») est annulé par le dernier vers, relié au tercet précédent par un deux-points. D’explicatif il se fait frontière énonciative. L’antithèse marquée entre les vers 7 et 8 le montre parfaitement (opposition entre « j’apprends » et « pire écolier »).

Ce poème ressemble à une paraphrase amplificatoire du titre. Par l’hésitation entre la concision et la richesse interprétative, Jaccottet y manifeste un art poétique d’une maladie du langage. C’est une poésie qui dit que le langage ne peut pas dire, ou ce qu’il dit mal. Une poésie fondée sur le retour au poème du passé (C’est le sens du titre du recueil), une poésie qui lutte tragiquement contre le temps qui passe et la distance qui se creuse, mais qui ne peut qu’avouer son complexe fondamental, son supplice. C’est une mystique qui se plaît au martyr et se trouve dans une gloire de langage mutilé et torturé.

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