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Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Commentaire composé sur le chapitre 3 de "Candide"

Publié par vicomte.over-blog.com sur 11 Juin 2010, 10:15am

 

12.

Les parties entre crochets [x] ne sont qu’une indication supplémentaire pour suivre le plan, elles n’apparaissent pas dans le commentaire.

 

[Introduction]

[présentation de l’auteur]

Voltaire est resté à la postérité comme l’auteur de contes philosophiques, dont Candide est considéré comme le chef-d’œuvre. Inventeur de ce genre marqué par la brièveté et par l’intention polémique, Voltaire y use de l’ironie pour dénoncer les travers d’une société dans laquelle il vit. L’une des stratégies les plus fréquentes à ce sujet est la vision d’un monde connu du lecteur par les yeux d’un personnage naïf et inexpérimenté.

[présentation de l’œuvre et situation du passage]

C’est le cas du héros éponyme de cette œuvre, Candide, propulsé dans un monde qu’il méconnaît et manipulé par les hommes dont il n’aura de cesse de découvrir les défauts. Après avoir été chassé de son « paradis terrestre », le château du baron Thunder-ten-Tronkh, Candide est enrôlé contre son gré dans l’armée bulgare et fait ses premiers pas dans le monde réel en traversant un champ de bataille. Le lecteur voit la scène par les yeux du personnage, et passe comme lui de l’admiration à l’horreur.

[présentation des caractéristiques stylistiques du passage et problématique]

Le procédé de la focalisation interne nous place dans l’esprit d’un jeune homme naïf, tout empreint des leçons optimistes de son maître de métaphysique Pangloss. Dans quelle mesure cette mise en scène fictive est-elle l’occasion d’une dénonciation ironique et donc plus efficace de la guerre ?

[plan en deux parties, avec détail des sous-parties dans chacun des axes proposés]

                Nous verrons d’abord que la guerre est vue par les yeux de Candide, qu’elle est marquée par le bruit et la fureur et que cette stratégie narrative a pour objectif de gérer l’atrocité.

                Nous montrerons ensuite que ce passage est une parodie d’épopée dans laquelle la valorisation initiale des hauts faits d’arme laisse rapidement la place à la dénonciation d’un déchaînement de violence absurde, par le biais d’une impression de décalage entre la réalité décrite et sa justification.

 

I. Une mise en scène pour gérer l’atrocité

 

1. Une vision spécieuse du monde : la guerre vue par Candide

a. la guerre comme symphonie

                Candide personnage focalisateur : description organisée autour de lui. Attention portée sur l’orchestre (analogie entre instruments de musique et les armes dans énumération à fin déceptive [bathos]). Dysharmonie terminale de cette énumération (canon) mais domaine commun (le bruit). Mise en valeur de ce dernier élément par sa présence dans le thème de la phrase suivante (amorce d’une suite d’énoncés sur les armes (mousqueterie, la baïonnette).

b. une distorsion de l’image : les procédés euphémiques dans le premier paragraphe

                Guerre comme opération mathématique. Caractère comptable de la description (ensuite la mousqueterie… la baïonnette fut aussi) : addition de morts (se monter à), soustraction de soldats (renversèrent, ôta). Expression imprécise : (à peu près six mille hommes, environ neuf à dix mille coquins, quelques milliers d’hommes, trentaine de mille âmes). Récit euphémique : (boucherie héroïque : périphrase oxymorique, ôta du meilleur des mondes, renversèrent, fut la raison suffisante de la mort de, âmes euphémisation par métonymie, compensation, périphrase). Image élogieuse de la guerre en décalage avec la réalité (anticatastase). + tuerie justifiée par le système philosophique leibnizien tel que caricaturé par Voltaire (ch. 1 de Candide) : meilleur des mondes, raison suffisante (choc des deux éléments de l’image obtenue).

c. un début optimiste : la guerre comme meilleur des mondes

                Guerre comme phénomène nouveau pour Candide (tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes) : il la voit avec ce qu’il croit savoir du monde. L’image d’une armée orchestre est liée à cette idéologie. Cf. série d’adjectifs « si beau… » rendue harmonieuse par le rythme ascendant (2/2/3/5) (= ens. de + en + fascinant ?), formant un alexandrin marqué par l’anaphore de l’adv. d’intensité et l’allitération en [b]. Aperçu mensonger de la guerre, décalage (cf. II), mais narration : atrocités de la guerre.

 

 

2. Le bruit et la fureur : une initiation catastrophique[1] au monde tel qu’il est

a. une symphonie guerrière

                Chgt psychologique du héros déclenché par péripétie. (Rappel situation) Ici monde purement masculin : entourage fait de bruit et de fureur + crescendo dans l’horreur qui pousse le héros à se cacher d’abord, puis à fuir. Impression initiale qui laisse la place à un opéra barbare, théâtre de la cruauté et de l’infamie humaines. Passage de l’harmonie à l’enfer (1er / 2e §) est annoncé sous forme d’antithèse dans la deuxième phrase (+ hyperbole qui place face à face les deux termes). Harmonie infernale qui se poursuit par l’évocation des Te deum (rappel culturel : chant propitiatoire et de louange) : paraît ici comme un couac, inharmonieux et même indécent, compte tenu du tableau qui suit.

b. un voyage en enfer

                Symphonie héroïque « boucherie héroïque » : scène d’horreur qui suivent rendent irréel le tableau (+ personnage dont nous n’avons plus le tableau, comme s’il avait été anesthésié. Narration de détails hyperréalistes, en opposition frappante avec le tableau comptable précédent. Accumulation de participes passés, de formes passives et de verbes à sens passif : traitement subi et agents absents. Œil du narrateur devenu incapable de vision synthétique (plans de + en + rapprochés). espace organisé de façon binaire (Ici, là), pour une vision obsessive de membres dispersés du corps humain : incapacité du personnage à se détacher de l’horreur qui l’entoure. A la fois effacé, inactif et entré de plain-pied dans la guerre. Accumulation des horreurs commises : faire voir à Candide le monde tel qu’il est.

c. une forme d’initiation

                 Expérience affreuse, mais apparence initiatique de l’expérience. Situation : découverte du monde réel, solitude du héros. Personnage captivé d’abord par des éléments agréables, puis incapable d’agir. Observateur d’un drame qui le dépasse mais où il est censé être acteur. Situation actancielle dans laquelle candide est initié au monde, d’où insistance sur le rituel de la guerre. Candide transformé par cet épisode et préparé à affronter ce qui va suivre. Mais Voltaire ne se fait pas le chantre de la guerre, mais la leçon vaut comme un coup de semonce catastrophique. L’objectif, finalement, est de gérer l’atrocité. d’où l’utilisation du personnage naïf, d’une vision subjective de la réalité. Nous passons d’une désacralisation à un tableau impressionnant (hypotypose) : susciter la réflexion par la persuasion.

 

II. Absurdité et ironie : une dénonciation bouleversante de la guerre

 

1. Une parodie de texte épique

a. un début d’épopée prometteur…       

                Nombreux éléments épiques dans ce texte. Tout d’abord la valorisation des hauts faits d’arme. Le texte commence en éloge, et cette tonalité euphorique se poursuit dans tout le 1er §. De plus, le tableau du 2e §, tout atroce qu’il soit, n’en est pas moins inspiré des chansons de geste du Moyen Âge, où il n’était pas rare que des détails hyperréalistes vinssent faire la preuve des vertus guerrières du héros. Pourtant, le héros est ici non actant, et il est tout sauf un guerrier.

b. …mais un héroïsme controversé.

                Candide piètre héros : attrait pour l’orchestre, désertion après s’être soustrait aux combats, incompréhension face au charnier. Il ne possède visiblement pas les qualités du héros. Du reste il tremble « comme un philosophe » : expression qui suggère assez qu’il n’est pas un guerrier. Pis : l’héroïsme des guerriers est traité en crime dans le 2e §. L’oxymore de la fin du 1er § le suggérait déjà. Crescendo jusqu’à la fin, accentué par le fait que tous les guerriers agissent de même, quelle que soit leur nationalité. Certes, les chants religieux sont un éléments des textes épiques, mais ils apparaissent ici déplacés. Enfin, si l’écriture est bien hyperbolique, comme il se doit dans un texte épique, c’est pour dénoncer l’horreur et l’enfer.

c. l’épique détourné devient pathétique

                Cette réécriture d’un texte épique (Voltaire avait lu de nombreux textes équivalents), use volontiers du décalage et de l’absurde. Tout ce déchaînement de violence, en effet, apparaît inutile, sans fondement, inhumain. Il ne reste d’ailleurs de cet épisode qu’une impression d’horreur et de pitié, proche de celle qui, selon Aristote, règne dans la tragédie. Du reste, nous remarquons l’importance du registre pathétique dans le texte (2e §). Le tableau des souffrances humaines dues à la guerre s’associe à l’impression d’un destin tragique pour le personnage de Candide, voué à traverser le monde pour n’y voir qu’horreurs. mais Il supportera, ira jusqu’au bout. D’où l’hésitation possible entre pathétique et tragique : nous somme ici dans un pathétique sanglant, digne de la tragédie.

 

2. Un texte ironique fait pour forcer l’homme à réfléchir

a. le système énonciatif dans le passage

                Ne pas oublier que Ni Candide ni Voltaire ne sont narrateurs. C’est le « Dr Ralph » narrateur fictif, qui raconte. Du reste il ne fait son récit qu’à travers les yeux et l’esprit de Candide. Ce système compliqué est fait pour construire un décalage multiple entre la vision naïve de Candide, vision qui évolue d’ailleurs, et celle du narrateur, qui, quoique inconnu, permet à Voltaire de ne pas s’exposer directement. Voltaire, d’ailleurs, joue avec la vision du lecteur, ce que celui-ci attend, fondant sur le décalage la possibilité d’une lecture double du récit. C’est ici le cas, puisque nous voyons un narrateur qui traduit fidèlement les pensées et ce que voit le personnage, et qui n’intervient que fort peu.

b. une ironie qui suppose l’interrogation du lecteur

                Candide est naïf, il a une vision du monde déformée par le système de Pangloss. La restitution fidèle de ce qu’il voit et croit percevoir par le narrateur se heurte à notre vision de la guerre (dans le premier § notamment). Nous savons qu’il y a un décalage entre sa vision et notre perception, et le texte, par la caricature, la satire, nous donne des indices que ce décalage existe bel et bien. De même, l’inaction de Candide, son incapacité à réagir (2e §) sont pour nous, qui ne sommes pas sur le champ de bataille et qui avons été prévenus, l’occasion de prendre le contre-pied, d’éprouver horreur et pitié, et de réagir. C’est là l’ironie de Voltaire (eironeia : interrogation) : énonciation en décalage avec le réel proposé qui instille le doute dans l’esprit de celui qui a perçu ce décalage. Nous sommes ainsi amenés à agir contre, à dénoncer ce qui ne l’est pas explicitement dans le texte (même par la description des horreur. Toute l’efficacité de ce texte est dans ce procédé, et dans l’expérience par procuration que nous permet la fiction, source de réflexion et de dénonciation.

 

Conclusion : Le lecteur, même plus de deux siècles après, reste sidéré par la force de cette évocation de la guerre. Ce passage essentiel de Candide, parce qu’il est son premier pas dans le monde, sera déterminant pour le personnage à la fin du récit. C’est aussi celui qui l’aura préparé aux autres atrocités qu’il rencontrera. C’est enfin l’un des textes les plus connus de la littérature française, peut-être rebattu mais qui, à l’envisager honnêtement, ne perd pas de sa force. Sa force persuasive n’a certes pas empêché la guerre, mais sa simplicité et sa densité ont permis qu’il reste ancré dans les mémoires de lecteurs devenus écrivains, ayant aussi dénoncé la guerre. Il est devenu ainsi un hypertexte : objet de souvenirs, de réécriture. Celle de Louis Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit est la plus réussie. Le tableau que son héros, Bardamu, livre du charnier de la guerre de 14 s’enrichit de cette évocation-citation. L’hommage d’un chef-d’œuvre à l’autre souligne combien le thème de la dénonciation de la guerre est fructueux en littérature.



[1] Dans la tragédie, la catastrophe est un événement extérieur bouleversant définitivement la situation psychologique du héros. A la différence de la péripétie, la catastrophe est irrémédiable.

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