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Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Etude du chapitre I, "Supplément au Voyage de Bougainville", de Diderot

Publié par Le vicomte sur 21 Juin 2013, 09:34am

chapitre I

 

1. Quelle est la situation d’énonciation ? Vous montrerez, par une observation précise du texte, que Diderot nous prépare-là à la lecture du Supplément au voyage de Bougainville.

                Ce premier chapitre, intitulé « Jugement du voyage de Bougainville », porte sur le voyage effectué par Louis-Antoine de Bougainville, premier Français à avoir effectué un voyage autour du monde (1766-69). Il y est aussi question de l’ouvrage de Bougainville, publié en 1771, sous le titre Voyage autour du monde par la frégate La Boudeuse et la flûte L’Étoile. C’est sous forme de dialogue entre deux devisants qu’est commenté ledit récit de voyage.

                Bien qu’ils ne soient pas nommés – ils sont désignés par deux lettres, A et B, qui correspondent à l’ordre de leur prise de parole – les devisants sont distingués par leurs caractéristiques.

– A est là pour s’instruire, il profite du savoir de B. Il questionne et relance ainsi la conversation (« En attendant, que faites-vous ? » p. 13, « Que pensez-vous de son Voyage ? » p. 15, « Et son style ? ibid., « il a beaucoup souffert ? » p. 16), ou bien pour obtenir des explications (« Et vous, comment l’expliquez-vous ? » p. 17 « Comment cela ? » ibid.) des précisions (« Qu’en dit-il ? » p. 19, « Et des sauvages, qu’en pense-t-il ? » p. 20). Quelquefois, néanmoins, il fait des hypothèses, propose des avis plus développés. Certaines sont discutées voire réfutées par B (« Le brouillard est si épais qu’il nous dérobe la vue des arbres voisins … [2 répliques suivantes + confirmation p. 23 avec effet de clôture] » p. 13, « Une autre bizarrerie apparente… [+ réplique de B] » p. 14, « Et n’a pas dû compter … [+ réplique suivante] » p. 16). D’autres ne font que confirmer le propos de B (« Un crime digne de châtiment » p. 16 [renchérissement] « Ou l’homme égorgé expire sous le couteau d’un prêtre… » p. 18, « Et le tigre a une prétention commune… » p. 20). Ses questions pp. 22-23 traduisent les réactions possibles du lecteur face au propos paradoxal [qui s’oppose à l’opinion commune] de B. A a donc ici le rôle du faire-valoir et du dynamiseur. Son bon naturel et sa bonne volonté sont les caractéristiques du loisir lettré hérité de l’humanisme qui florit au siècle des Lumières où prévaut la notion de progrès de l’esprit humain.

– B, quant à lui, est le savant, celui qui enseigne.

                Son ton est didactique : « (…) mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie inférieure de l’atmosphère que parce qu’elle est suffisamment chargée d’humidité, retombe sur la terre ? » Si + présent de l’indicatif = hypothèse, appuyée sur une observation (sous forme de relative « qui ne reste… » immédiatement suivie d’une proposition d’explication « ne reste … que parce que… » sous forme de subordonnée conjonctive de cause). NB. le raisonnement de A, qui suit, est calqué sur celui de B, mais s’appuie sur un argument d’autorité scientifique (« comme disent les chimistes »), utilise la métaphore, peu scientifique (« traverse l’éponge » qui consiste à rendre plus évident quelque chose de théorique par le biais d’une image compréhensible par tous), n’utilise pas de terme scientifique (« la région supérieure où l’air est moins dense ») et utilise un modalisateur traduisant une incertitude (« peut… n’être pas saturé »). 

Il résout les contradictions apparentes (paradoxes) par le bon sens et la logique, sur un ton affirmatif :

                « Nullement, Si le vaisseau… » p. 14. Sa négation (« Nullement ») est suivie d’un raisonnement en trois étapes (si… et si… vous verrez) qu’on appelle un syllogisme. Ce raisonnement est construit sur une analogie : « Si le vaisseau n’est qu’une maison flottante », « le tour du globe sur une planche comme vous et moi le tour de l’univers sur notre parquet ». L’analogie se poursuit jusqu’à la conclusion et permet de faire du Voyage (le récit) un voyage réel.

                « Il fait comme tout le monde… » p. 14 La concision de cette pensée tranche avec le développement et la densité du raisonnement qui précède. Cet énoncé gagne en efficacité grâce à l’utilisation de l’antimétabole, figure de position et de répétition qui consiste à construire une proposition 2, en inversant les termes utilisés dans la proposition 1 (c’est à la fois un chiasme et une figure de répétition : il est fait pour surprendre par son habileté et sa simplicité apparente, renforcée ici par le commentaire qui le précède, expression d’une opinion commune [une doxa] « Il fait comme tout le monde »). Notons enfin l’écho sonore qui s’ajoute à l’antimétabole, qui fait de cet énoncé une espèce de jeu verbal : l-s-d-ss-p-p-s-t-pl + [i]/ [é/è], ainsi que le rythme de cet énoncé (6/10/10).

Ses propos sont toujours construits, démonstratifs :

                « J’en rapporterais l’avantage [de son Voyage] à trois points principaux… Bougainville est parti avec les lumières nécessaires et les qualités prorpres à ses vues… » p. 15, l’énumération (3 en tout dans cette seule réplique) est une figure propre à mettre en ordre des principes, des qualités mises en valeur abstraitement par celui qui les énonce. Figure souvent utilisée dans les descriptions ordonnées, celles, du moins, où l’on veut donner l’idée d’un ordre. (cf. aussi réplique suivante p. 15).

                C’est lui qui explique le trajet effectué par Bougainville, nommant les points du globe qu’il a passés, alors que A suit sur une carte (p. 15-16). Il énumère encore les dangers auxquels tout navigateur s’expose (p. 16). Il rappelle que certaines choses qui ont été dites par Bougainville l’avaient été par d’autres (p. 17), et fournit des explicatons scientifiques qui ne l’ont pas été par Bougainville lui-même : présence d’animaux sur les îles du Pacifique expliquée par les arrachements de portions d’espaces de terre (p. 17-18), conséquences de l’isolement insulaire sur les rituels humains devenus divins (en compagnie de A p. 18-19). Encore une fois la comparaison des répliques de A et B est fructueuse. B, en effet, infère d’un premier fait un autre, comme A, mais il fait état d’ « observation[s] » et explique presque ethnologiquement lesdits faits. Il fournit, ce faisant, l’un des principes de compréhension de l’ouvrage, dans une formule frappante parce qu’un peu sibylline : « C’est une des palingénésies les plus funestes ». Il s’agit en effet de montrer que des traditions évoluent (mal) vers une consécration (« les institutions civiles et nationales se consacrent » p. 18) : les traditions deviennent divines, et s’institutionnalisent, les institutions divines se transforment en lois civiles et les lois civiles dégénèrent en préceptes divins. B ne fait rien autre que prêcher, implicitement, une séparation de l’Église et de l’État. Il en ira de même pour la morale, c’est ce qui apparaîtra dans la discussion entre Orou et l’aumônier (ch. III et IV).

                Ce principe du supplément d’informations se retrouve dans la réplique p. 19-20 sur l’expulsion des jésuites du Paraguay. Bougainville a parlé dans son journal de bord de l’attitude des jésuites. B affirme qu’il en a dit « Moins qu’il n’en pourrait dire ». Parfois il ne fait qu’expliciter cette pensée. La réplique p. 20 « C’est, à ce qu’il paraît… » expose la pensée même de Diderot, selon laquelle le sauvage n’est ni bon ni mauvais naturellement, mais qu’il tient son caractère de sa confrontation avec son entourage (« la défense journalière contre les bêtes féroces », « il est innocent et doux partout où rien ne trouble son repos »). Il en infère d’ailleurs la même idée chez l’homme civilisé.

 

                Tout l’intérêt de ce dialogue, méthodiquement construit par Diderot, est de proposer une grille de lecture à ce qui suit. Ce premier chapitre fournit en effet les clefs de la compréhension du Supplément… Ce premier dialogue n’est ni frivole ni inutile, et l’on aurait tort, par exemple de ne voir dans les premières répliques, qu’une transition avec le conte précédent (puisque celui-ci est le deuxième d’un triptyque). C’est aussi l’entrée en matière didactique, voire scientifique, la coloration à la fois générique et registrale du conte : ici sont liées fiction et regard scientifique, sous une approche qui les fond tout naturellement au XVIIIe s : la philosophie des Lumières.

 

 

 

Quoiqu’il ne soit pas utilisé par Diderot lui-même, ce terme est souvent employé pour désigner A et B autrement que par les lettres qui leur reviennent. Ce nom commun vient du verbe deviser, qui signifie ‘discourir’. Il est aussi utilisé pour désigner ceux qui prennent la parole dans les recueils de contes que sont Le Décaméron (1352) de Boccace, et L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre, imité de l’ouvrage de Boccace. Outre la commodité d’utiliser ce mot, c’est aussi l’occasion de rappeler qu’un parallèle peut être fait entre ces deux ouvrages, immenses classiques connus évidemment de Diderot, et le Supplément…. En effet, il règne dans ces recueils de contes une ambiance joyeuse, parfois érotique, tout du moins amicale et intellectuelle, qui explique en partie l’atmosphère choisie par Diderot dans ce premier chapitre.

Raisonnement déductif qui s’appuie sur deux propositions initiales, les prémices, d’où découle une conclusion. Celui utilisé par B est ici un syllogisme conditionnel.

Comme c’est souvent le cas dans les romans de Zola où la description tient une part importante : Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames, La Faute de l’abbé Mouret.

Ce terme, dont le sens est donné en note, est utilisé dans le Nouveau Testament, en grec, dans la bouche de Jésus, pour signifier la régénération par le baptême. En 1769, Ch. Bonnet fait paraître un ouvrage intitué Palingénésie philosophique, où il expose une doctrine qui admet une sorte de renaissance, de régénération. C’est donc un terme mélioratif, qui est ici pris péjorativement, par contraste. Mais c’est tout de même un propos de philosophe (autrement dit de scientifique au sens du XVIIIe s.) qui anticipe sur les théories palingénésiques du XIX e s., notamment en histoire, où les doctrines de l’éternel retour ont flori, et dans les débuts de la sociologie avec les Essais de palingénésie sociale (1827) de Ballanche.

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