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Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Remarques sur Lorenzaccio (I)

Publié par Le vicomte sur 30 Août 2012, 07:59am

Pour une lecture avertie de la scène d'exposition

1. Lorenzaccio est une pièce qui mérite une attention toute particulière. Son inscription au programme de terminale cette année en fait un objet de réflexion (et d’admiration peut-être) pour des non-spécialistes des études littéraires. C’est pourtant une œuvre aussi problématique que le Dom Juan de Molière : elle laisse perplexe quant à sa visée (s’il n’y en a qu’une) et quant au pouvoir qu’elle a sur le spectateur-lecteur[1]. Je ne veux pas faire un essai, qui ne serait pas lu du reste. Je souhaite surtout que des élèves s’intéressent à ce que les études littéraires peuvent apporter de plus riche et de plus constructeur. Il s’agit que la construction complexe et minutieuse du chef-d’œuvre soit un peu plus lisible, partant plus efficace.

2. La distinction entre lecture simple et lecture savante (philologique, herméneutique si l’on veut), me paraît facile à comprendre à partir de la scène d’exposition de Lorenzaccio. Comme c’est un point difficile de l’enseignement de la littérature et des méthodes afférentes, je livre mes réflexions à ce sujet. Le lecteur naïf, celui qui ne connaît pas la pièce (qui ne la relit pas), ne sait pas encore de quoi il est question. Cette première scène raconte comment un seigneur attend d’être rejoint par une jeune fille dont il prétend payer les faveurs (ce qu’il dit avoir fait à moitié). Le peu de scrupule du duc s’affiche dès la première réplique, par une remarque sur les conditions météorologiques qui entament son ardeur. C’est Lorenzo qui défend l’entreprise dans une langue très poétique[2], faisant par là même un éloge du libertinage. L’image de Dom Juan se profile derrière ce discours brillant et provocateur. La rencontre avec le frère de la jeune fille attendue fait elle aussi penser à la pièce de Molière. Au-delà d’une ressemblance d’intrigue (on peut presque parler d’une parodie), il y a aussi une ressemblance plus profonde, dans l’opposition des discours. Du côté du duc on joue une comédie, de celui de Maffio, c’est un ton tragique. Il semble d’ailleurs que rien ne puisse véritablement résoudre cette opposition (que je qualifierai de violente). C’est l’épée et la menace qui séparent ces deux discours. Une tension s’installe donc d’emblée, mais parasitée (si j’ose écrire) par la plaisanterie linguistiquement raffinée de Lorenzo. Il y a là les ingrédients d’une tragi-comédie (au sens où Corneille l’entend dans son Essai sur le poème dramatique[3]). C’est ce qu’au XIXe siècle on appelle le mélodrame[4].

3. Un lecteur plus averti perçoit vite l’allusion à Hamlet dans cette scène. Attente de deux personnages qui s’impatientent, apparition (feinte) d’un spectre et discours ironique[5] de Lorenzo. Ce dernier me fait penser à la fois à Hamlet et à Iago (cf. Othello). Cette allusion est d’autant plus recevable que le théâtre de Shakespeare est en faveur en France depuis une tournée tourmentée des acteurs anglais (en 1822), suivie d’un essai aux accents pamphlétaires écrit par Stendhal la même année, Racine et Shakespeare[6]. Une lecture de Lorenzaccio à l’aune du théâtre shakespearien sera sans doute très fructueuse.

4. La lecture naïve ne donnera accès à ces conclusions qu’à la fin de l’ouvrage ou du spectacle. La lecture avertie, elle, voit dans certains signes des avant-courriers de la signification de l’œuvre. Ce sont ces signes-là qu’il faut traquer dans un devoir d’études littéraires.



[1] Cette inquiétude générée par Lorenzaccio sera l’objet de remarques sur la possibilité ou non d’une mise en scène de la pièce.

[2] J’aurai l’occasion de m’interroger sur le statut du langage dans Lorenzaccio, en ce qu’il me paraît révélateur d’une fracture avec le monde, participant de ce que Robert Abirached appelle « La crise du personnage dans le théâtre moderne ». (ouvrage de 1978, réédité chez Tel Gallimard en 1994).

[3] Et mise en pratique dans L’Illusion comique (1636). 

[4] Lire à ce sujet "Le théâtre et la mise en scène au XIXe siècle", de J.-M. Thomasseau, dans l’Histoire de la France littéraire. Modernités XIXe-XXe siècle [2006] coll° Quadrige, éd° PUF (pp. 139-184).

[5] Je reprendrai cette question dans des remarques ultérieures.

[6] Cet ouvrage particulièrement instructif est consultable par internet sur le site de la Bibliothèque nationale de France à l’adresse suivante :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71902t/f2.image.r=Racine+et+Shakespeare.langFR

 

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