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Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Journal d'analyses "La Princesse de Clèves" L'apparition de Melle de Chartres

Publié par Le vicomte sur 20 Novembre 2013, 08:23am

La Princesse de Clèves, conflit tragique de deux temporalités narratives

de "Il parut alors une beauté à la cour…" à "…pleins de grâce et de charmes."

 

Ce passage accompagne la première apparition du personnage éponyme encore jeune fille à la cour. C'est un segment de narration fortement descriptif (sa naissance, son éducation, sa beauté), mais dans lequel le propos sur l'éducation d'une jeune fille avant son entrée dans le monde est aussi marqué. Le propos en question est traité sous la forme d'une narration inscrite dans la description. C'est en effet une analepse très construite relatant le système réfléchi de la mère pour éviter ce que l'amour a de dangereux. L'originalité de la mère est soulignée ("La plupart des mères s'imaginent qu'il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée."), ce qui nous met en situation de nous demander si ce système est bon, et s'il va donner de bons résultats dans le roman que nous lisons. C'est alors, semble-t-il, comme un exemplum que se présente la narration.

Nous sommes là au début de la première partie du roman. L'entrée en matière, particulièrement mise en valeur par un passé simple (il parut alors), donne l'impression d'une apparition miraculeuse. Mademoiselle de Chartres est qualifiée métonymiquement de "beauté", dans une proposition sous forme d'alexandrin, où le premier substantif est cet adjectif substantivé, dans un groupe syntaxique scindé en deux par la césure classique (u//ne beauté). En même temps qu'elle paraît en apothéose dans un monde hyperbolique (périphrasé en "un lieu où l'on était si accoutumé à voir de belles personnes"), le mot beauté est à l'acmé de l'alexandrin inaugural, où la recherche subtile d'un vocalisme complet donne l'impression de la divinité (i/a/u/o ouvert/u/o fermé/ou). L'analyse simpliste tend à voir là un topos romanesque, ce que ladite hyperbole est en effet. Il faut pourtant être attentif aux signaux néfastes que constituent cette montée au pinacle, cette association de deux hyperboles successives (la cour / Melle de Chartres), dans un monde où le symbolisme de la "Roue de Fortune" est encore très vivace. Un autre énoncé renforce cette impression que quelque chose ne va pas, comme on dit, lorsque nous lisons plus loin que "Mme de Chartres (…) était extrêmement glorieuse". Le trait de caractère, décoché comme une flèche après avoir longuement mis en intrigue son système éducatif, présente lui aussi une double hyperbole. L'adjectif 'glorieux', en latin (gloriosus), signifie péjorativement 'qui aime la gloire, l'ostentation'. La gloire, dans le lexique chrétien, c'est une aura divine qui distingue l'homme de la divinité. C'est donc outrepasser sa condition humaine que d'être extrêmement glorieux. En voulant pétrir à sa façon sa fille, comme Pygmalion sa statue d'argile, Mme de Chartres commet un péché que les Grecs nomment hybris 'la démesure' qui consiste à vouloir par orgueil beaucoup plus que ce que le destin vous a accordé.

On sait que cette démesure est sévèrement punie et qu'elle constitue la matière de nombreuses tragédies.

Ici, c'est la confrontation de deux temporalités qui constitue le germe tragique, appelé à se développer dans le roman. Il y a celle de la mère et celle de la fille. Nous avons parlé de l'installation d'une analepse dans le portrait de la jeune fille, qui porte sur l'éducation qui lui a été donnée. Quelle meilleure façon de donner l'impression que la jolie héritière a été lestée outre mesure d'un poids qui va faire son malheur ? D'ailleurs, la similitude des parcours est notable. La mère est partie de la cour à la mort de son mari, elle d'un "bien, [d'une] vertu et [d'un] mérite extraordinaire", et elle "faisait à sa fille des peintures de l'amour", signe qu'elle a connu "ce qu'il a d'agréable" et "ce qu'elle lui en apprenait de dangereux". En outre, c'est la mère qui refuse de nombreux partis qui se sont offerts à sa fille, par orgueil. Ici, nous pouvons décrypter aisément ce que la psychologie appelle la "projection d'un destin inaccompli sur l'enfant".

Mais la fille n'est pas la mère, et elle est d'une beauté qui va lui devenir une malédiction (en rachat des péchés de la             mère ?). Un signe, du reste, ne trompe pas le lecteur un peu averti. Le titre de l'œuvre est La Princesse de Clèves, pas "la duchesse de Nemours", et encore moins "Mademoiselle de Chartres". Cette succession de noms et de titres constitue en soi un autre destin (celui de la naissance, et de ce qu'elle fait peser sur un individu alors). Il apparaît en effet une tension entre les promesses de la cour (où Mme de Chartres envoie sa fille pour la marier, donc envue de galanteries) et l'effrayante perspective du déshonneur peint par la mère, et que celle-ci semble avoir pu vivre, si l'on en croit les éléments de son autobiographie inscrits dans le passage (elle a quitté la cour après la mort de son mari).

 

 

Cette périphrase me semble une sorte de traduction libre de l'étymon grec du mot aristocrate, inspirée d'une tradition médiévale courante dans la chanson de geste et hérité de la Bible, où la beauté (la belle apparence) est synonyme de pureté.

On est, à ce sujet, bien avisé de mettre en garde les esprits paresseux qu'un topos n'est pas un copier-collé, mais une ressource idéologique du langage, destinée aux lecteurs qui comprennent à demi-mot, comme dit Gide.

On le trouve dans le fameux miles gloriosus, le "Soldat fanfaron" de Plaute.

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