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Les Carnets du vicomte

Les Carnets du vicomte

Les cours de littérature n'étant pas réservés à des jeunes gens, et mes remarques sur la langue française nécessitant d'être partagées, j'ai cru bon de les transmettre par le biais de ces carnets.


Journal (I)

Publié par Le vicomte sur 10 Janvier 2011, 10:53am

Catégories : #mon journal

 

 

 

 

 

Vendredi 14 mai 1999

 

Je commence à avoir le nez trop à proximité de mon travail, et à entr’apercevoir avec trop de facilité le vrai travail de recherche, pour ne pas lire d’un mauvais œil mon mémoire de DEA. Ce travail de correction est un des plus désagréables pensums que je connaisse, dès lors que pointent à l’horizon l’urgence et l’ultimatum. J’aimerais avoir le temps de relire tout, de trouver mes citations, de les placer et de les sérier ; l’un de mes premiers travaux pour la thèse sera de faire un classement des passages importants du Journal, afin de ne pas passer, comme j’ai fait ce matin, deux heures en vain à retrouver celle à laquelle je pensais lors de la rédaction. Ceci est de mauvais augure pour la soutenance, où il me semble que je ne pourrais pas obvier à une critique en ce sens, tant il est vrai que je me la serai faite souvent. Quoi qu’il en soit, il est dans l’objectif de ce travail (qui n’est rien autre qu’un avant-propos à la thèse) d’être partiel, de ne donner qu’un avant-goût. Il doit laisser un déboire, un goût de revenez-y, sans pour autant laisser penser que son auteur ne maîtrise pas bien son sujet ou a laissé son travail en route. Tout mon problème est d’évacuer cette idée, et cette éventualité, en apportant çà et là quelques précisions qui puissent me prouver que je ne me trompe pas, sans pour autant bouffir le texte.

D’où vient que je ne sois presque plus capable de me contenter de papier pour écrire ? Ceci m’a colonisé, comme une phagédène. Et je pourrais jurer que cela n’est pas seulement lié à la mise en page directe. Il y a une liberté affirmée que je m’autorise dans le travail à l’écran, une propension à l’ut varietur. Ce n’est pas non plus dans l’angoisse de la page blanche qu’il me faut chercher la source de cette nouvelle écriture. Celle-là n’est pas moins ce que je vois en face de moi. Toujours est-il que mon DEA ne sera pas consulté sur écran, et que cela pourrait tout aussi bien être vu tout autrement. Peut-être suis-je fallacieusement satisfait en voyant l’écran, et que mon agacement est un signe qu’il manque quelque chose à mon travail.

Pour conclure sur ce point, il me faudrait ajouter que le texte que j’étudie depuis la maîtrise est d’une variété telle que je pourrais trouver cinquante citations par idée, et que bien souvent je préfère me contenter de la plus pertinente d’entre elles. Quant aux simples précisions anecdotiques, elles ne me paraissent pas, absentes, valoir sanction (du moins dans le DEA). Ce que j’ai le plus risqué à mettre un peu de côté, sciemment, ce sont les ouvrages critiques dont je me servirai beaucoup plus pour la thèse. Il me semble que j’ai bien fait de ne citer que des ouvrages ayant rapport à des questions de structure et de problématiques générales (écriture, littérature, sexualité). Tout du moins entrevois-je le travail gigantesque auquel il me faudra consentir pour être satisfait de ce qui est à venir.

 

 

Samedi 15 mai 1999

 

Comme Eric Marty m’a proposé d’écrire un article à partir de mon DEA, je vais m’intéresser au sujet que j’y traiterai. Il faut savoir que, dès lors, tout est stratégique : le style adopté, le sujet défendu, les concepts proposés, les alliés critiques avérés, les distances prises avec d’autres (sans pour autant prendre trop de risques)... J’aimerais que cela ne nuise pourtant pas à l’intérêt que je puis y soutenir. Je suis peu au fait des forces en présence, et assez peu naturellement diplomate. Il n’en faut pas plus pour froisser une sensibilité fragile (et dans ces milieux intellectuels il me paraît qu’elles sont nombreuses). Marty lui-même, quelquefois, me donne l’impression d’être agacé : le moindre chaud et froid semble le déstabiliser. J’ai pu noter chez lui des fins de conversations subtilement révélatrices pour un paranoïaque, dont je suis un modeste exemple. Ce n’est que récemment que j’ai compris, parce qu’il me l’a fait comprendre, qu’il était embarrassé de ma demande d’allocation de recherche. Ce n’est pas qu’il ne veuille pas la soutenir, parce que je n’en vaudrais pas l’effort ; il est tout simplement désabusé sur l’état de l’Education Nationale, et craint, dans mon déroulement de carrière, que je ne m’essouffle.

Qu’il ne craigne rien, je soupçonne assez la maladie corporatiste qui gangrène le corps professoral. Et s’il est vrai que je ne m’y inclurai pas, c’est moins par force de caractère que par complexion et nature. Quoi qu’il en soit, cet article n’est plus un article, c’est un passeport, ou un formulaire de douane entre deux mondes clos, et hostiles l’un à l’autre. Il me semble que je gagnerais à écrire tout simplement un article, sans me préoccuper de tout cela.

Il n’en reste pas moins que je m’inquiète un peu sur les capacités de mobilisation en ma faveur dont il dispose, après m’avoir donné le conseil de ne pas passer l’agrégation pour n’entrer pas dans un établissement du secondaire (collège ou lycée de banlieue), où je me fatiguerais. Quel songe-creux je ferais, après avoir passé tant d’arias, de craindre la crotte sur mes souliers, qu’il faudra pourtant bien concéder à cette fin de parcours si je veux passer le dernier gué. Au moment même où j’écris ceci, il me téléphone pour me communiquer ce message (qu’un courrier qu’il vient juste de recevoir lui donne) : les mémoires de DEA devront être déposés avant le 4 juin pour être soutenus à cette session. Les pauvres malheureux qui auront planifié le 8 juin (comme je l’ai fait l’année dernière), ou plus tard (jusqu’au 15 juin, cela ne me paraissait pas excessif), devront travailler d’arrache-pied pour entrer dans les délais, ou penser à la session de septembre (qui n’est pas la plus avantageuse pour un DEA).

Fort heureusement, le mien est presque achevé. J’ai passé plus de six heures, hier, à relire et étoffer de citations ma première partie, ainsi qu’à me débrouiller d’un problème informatique. Cette idée d’un index thématique du Journal, me semble être indispensable si l’on espère un jour faire travailler des étudiants sur ce texte. Nous en parlions hier à table, et Serge, toujours aussi confiant dans ces cas-là, m’enjoint à le faire. Je le vois avec beaucoup de précision. Ma lecture du texte, mon travail de recherche, me donnent l’occasion de proposer des têtes d’index sans trop de problème. Reste ensuite à les remplir en y mettant des citations importantes et un ordre chronologique des occurrences. Aucun ordinateur ne saurait le faire ! Quant à une publication, un opuscule des Presses universitaires suffirait amplement.

 

Lundi 17 mai 1999

 

Ayant passé un dimanche parmi les cartons du déménagement, à penser à la place de chaque chose, je n’ai travaillé que le matin à cet article. Je pense en reparler. Je réagis seulement à une information entendue il y a cinq minutes sur France Inter, à propos du Kosovo. L’ONU fait état de 915 000 réfugiés, dont plus de la majorité (était-ce la plus grande majorité ? 80 % ?) après le début des frappes de l’OTAN. Le HCR (qui jusqu’ici n’a pas brillé par son impartialité), expose qu’une grande partie des hommes qui ont disparu du Kosovo ont été tués (par les Serbes imagine-t-on). L’information n’en dit pas plus. S’il s’agit là d’un événement relaté par une instance officialisée, chargée (ne serait-ce que par la définition qu’elle supporte d’elle-même), de donner aux citoyens que nous sommes les moyens de comprendre mieux le monde qui l’entoure, et, de ce fait, de s’impliquer dans la démocratie... Il me semble que la voilà en mauvais état. Pour ma part, ce que j’en apprends, c’est que le motif principal d’exode reste la guerre décidée par l’OTAN (autant par le scandaleux traité qu’ils ont voulu nous faire passer pour pacifiste, lorsqu’il n’était qu’impérialiste, que par l’ultimatum qui s’est transformé comme prévu en bombardement).

 

Mardi 18 mai 1999

La répartition des tâches, dans un couple, est sans doute ce qui assure son équilibre. Mais, par cette expression, on entend rarement, ce qui est un tort, la répartition des compétences. Pourquoi récriminerais-je contre l’incapacité de l’autre à réclamer son dû aux réparateurs véreux de tous crins, quand je suis moi-même infichu de suivre la gestion du budget sans plonger le ménage en quinze jours dans le surendettement ? Le principe du couple : e pluribus unum, c’est un peu le même que pour le corps de la république. La liberté y est un partage de prérogatives et de goûts en accord avec ceux de l’autre, le but poursuivi est le bien-être des deux, sachant que celui de l’autre est le fondement du mien. Mes compétences au service de l’autre, et les compétences réunies au service du couple. Ne pas reconnaître cela, c’est aller à la faillite, à la tyrannie ou à l’anarchie. Du reste, cela ne peut pas aller sans des discussions fréquentes, où les récriminations (fussent-elles injustes) sont rapportées en commun pour éviter l’éclat et les heurts violents. Il n’y a pas d’éthique personnelle ou égotiste, il n’y a qu’une possibilité de s’améliorer en vue d’une vie en commun. C’est là ce que je m’attendais à lire chez Gide, et qui ne s’y trouve pas (d’après ce que j’en ai lu). Le solipsiste se passe d’éthique, puisqu’il pense posséder en lui-même le fondement moral de ses actes. Ceux-ci ne se justifient donc pas, ne se critiquent ni ne s’amendent : seul à moi-même, je suis le fondement de mon bon droit, et je suis donc sûr sans aucun doute possible qu’il n’y a rien à ajouter. C’est là la faille de l’individualisme gidien, et c’est pourquoi il a encore besoin d’une mystique, même incroyante. En son for intérieur, il y a une aristocratie manifeste, contre laquelle il combattra toute sa vie, qui empêche Gide de se fier à l’autre (l’homme réel, et non rêvé). Sa victoire éthique a consisté à être pessimiste plutôt que d’être misanthrope. C’est en ceci qu’il s’approche le plus de Montaigne.

 

Samedi 29 mai 1999

 

Une semaine de passée entre cartons et poches à outils déballées, sacs entiers de terre de bruyère éventrés, tout un attirail d’à-peu-près éreintants et désespérants. Il faut, comme Lucifer (ma chatte), reprendre ses marques, ôter son exuvie, se reformer un caparaçon d’habitudes et s’y recouler en attendant que vienne le bonheur. Déjà nous hasardons des stations apéritives dans le jardin, moi à boire des verres de cidre bouché, Serge à siroter une bière sans alcool qu’il se paie le luxe de trouver bonne. L’œil fait déjà son chemin dans un paysage qui ne nous est plus étranger, ayant ses points d’ancrage définitifs : le rosier jaune solitaire, les acacias fleuris qui accotent la clôture du potager, le jeune chêne ambitieux, roi du jardin et respecté de tous, y compris du chèvrefeuille près des anciens water-closets, dont la porte en bois refuse obstinément de se fermer ; celui-ci semble en effet avoir élu domicile près du bouleau, s’y enlaçant tant bien que mal, comme une bête encore apeurée dans un geste d’ultime courage. Le lais de chèvrefeuille (puisqu’il occupe discrètement une platebande dédaignée de la vigne vierge, qui s’est réinstallée après éradication sur le mur crépi de la façade arrière), embaume et rafraîchi comme un pédiluve paradisiaque nos sorties intempestives d’abeilles ou de fourmis empressées.

J’oublie la forêt d’asperges vertes dans le potager laissé seul, que nous coupons avidement pour que Serge les épluche avec l’attention d’un peintre sur émail, de peur de les étêter, et du même coup de nous subtiliser un plaisir parmi les plus délicats : laisser fondre une tête d’asperge verte sous le palais, assaisonnée d’une vinaigrette au roquefort (faite maison, dois-je le préciser ?). Nous guettons aussi les éclosions, les nouures, qui se succèdent à un rythme effréné. Très bizarrement, le cognassier compagnon des acacias, qui laissent pendre leurs thyrses, a gardé une fleur unique, sorte d’hommage respectueux à ses confrères attardés ou infructueux. Les poiriers ont quitté leur fastueux habit de printemps pour de minuscules ampoules glauques ou kaki, qui promettent d’être nombreuses et succulentes. C’est le cerisier qui s’y met le premier, nous avons donc goûté les premières napoléons, reluisantes comme une soie lustrée, couleur d’aurore ou de couchant. Il faut multiplier les essais pour ne pas en sortir déçu : elles sont moins sucrées, plus discrètes en goût, plus savamment savoureuses que nous l’eussions imaginé. Mais elles ont un inimitable goût de revenez-y.

 

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